Pour tout musicien, le jeu en duo représente une expérience résolument à part. Parce qu’il poursuit l’idéal d’un tête-à-tête dont les protagonistes fondraient leurs voix dans le creuset d’une pensée commune, il met plus que jamais le partage à l’origine même du geste instrumental. Il n’exige pas seulement une très haute qualité de parole, mais aussi une exceptionnelle qualité d’écoute. En duo, c’est aussi et surtout avec les oreilles – le premier véritable instrument du musicien – que tout se joue.
Cet art de la conversation basé sur l’entente et l’attention à l’autre, le joueur de kora Ballaké Sissoko et le violoncelliste Vincent Segal le poussent à son plus haut degré de justesse dans Chamber Music. Cet album n’aurait pu être que le témoignage d’une brève rencontre placée sous le signe du métissage des cultures. C’est heureusement bien plus que ça. Jadis pensionnaires du même label (Label Bleu), les deux hommes ont d’abord pris le temps de tisser d’étroits liens d’amitié. L’idée de travailler sur un album commun a germé il y a quelques années dans l’esprit de Ballaké Sissoko qui, au festival de jazz d’Amiens, venait d’assister à un concert de Vincent Segal au sein de Bumcello, son duo explosif avec Cyril Atef. Mais pour l’un comme pour l’autre, il n’était pas question de précipiter les choses. "C’était important d’apprendre à se connaître musicalement, précise le musicien malien. Pendant pas mal de temps, on s’est retrouvé chez Vincent à chaque fois que j’étais à Paris, on a aussi donné quelques concerts. On a construit notre complicité petit à petit. Aujourd’hui, quand on joue, on se comprend sans même se parler : un simple regard suffit. On a le cœur ensemble."
Ce soin apporté à la pâte humaine de toute musique, Sissoko et Segal le cultivent depuis une bonne vingtaine d’années – le premier en ayant notamment croisé ses cordes avec celles de Taj Mahal ou du pianiste Ludovic Einaudi, le second en ayant assumé les rôles d’accompagnateur, d’arrangeur ou de producteur avec une myriade de personnalités aussi différentes que Cesaria Evora, -M-, Blackalicious, Piers Faccini, Sting ou Marianne Faithfull. Leurs parcours respectifs disent l’importance qu’ils accordent à ces transmissions de pensées et de sensations. Issus de milieux musicaux multiséculaires (la tradition griotique mandingue pour Sissoko, l’école classique pour Segal), ils auraient pu s’enfermer dans des schémas de jeu et de vie tout tracés. Du poids historique dont leur instrument et leur culture d’origine étaient lestés, ils ont fait un bagage, qu’ils ont emporté avec eux pour mieux prendre le large et étancher leur soif de savoirs. Quand Sissoko et Segal, en mai 2009, ont enfin décidé d’enregistrer un disque à Bamako, c’était donc pour appliquer une fois encore les principes d’une simple et lumineuse morale commune, dont le Français saisit en quelques mots la teneur : "Tu vas juste chercher où
tu peux le plaisir de la musique."
Le plaisir de la musique, ici, s’est condensé dans l’espace et le temps que les deux amis se sont aménagés : une pièce nue dans le studio Moffou de Salif Keita, trois sessions d’enregistrement sans overdubs, tissées dans le cocon protecteur de la nuit malienne. A l’écart de l’agitation des hommes et au cœur apaisé du monde, Ballaké Sissoko et Vincent Segal ont chassé de leurs esprits tout ce qui peut éloigner un musicien de son art – toutes ces vaines considérations de genre ou de style qui n’intéressent guère que les colleurs d’étiquettes - pour mieux se concentrer sur l’essentiel : l’imbrication harmonieuse de leurs langages et de leurs signatures, l’entrelacement de leurs chants intérieurs, auxquels les ondes subtiles de l’improvisation et la vibration secrète du silence sont venues apporter une densité supplémentaire. Leur complicité est telle que la kora et le violoncelle, loin de s’adonner à un trop formel échange de réparties, semblent s’exprimer d’une même voix : Sissoko et Segal mêlent ici leurs sangs et leurs sons pour conclure un pacte qui vise au jaillissement d’une parole justement unifiée, d’une incomparable limpidité. Ce qu’on entend dansChamber Musicest rare et précieux: deux sensibiltés à l’unisson, sur la même longueur d’onde, créent une musique qui, littéralement, coule de source.
Le même sentiment de concorde et la même impression de fluidité habitent les interventions des quelques amis auxquels Sissoko et Segal ont ouvert leur porte. La voix de la chanteuse Awa Sangho recouvre ainsi d’un fin voile de solennité le morceau Regret, composé en hommage au chanteur Kader Barry. Sur Houdesti, longue plage vers laquelle toutes les forces tranquilles traversant l’album semblent converger, Mahamadou Kamissoko (ngoni) et Fassery Diabaté (balafon), présences fugitives mais pregnantes, achèvent de soulever de terre une musique arrachée aux courants et aux modes. Sur deux titres, Demba Camara, lui, fait résonner les crépitements du karignan avec la science d’un maître du feu. Le tout est empreint d’une infinie douceur, de cette douceur qui favorise bien plus qu’elle n’altère la plus grande intensité d’expression. En enregistrant ce disque, Vincent Segal dit avoir songé à des musiciens comme le songwriter anglais Nick Drake ou la pianiste Annette Peacock, auteurs d’épures possédant la force d’inscription d’eaux-fortes. Les tableaux vibrants de Chamber Musicvalident naturellement ses visions : dépouillés de toute matière superflue, ils accèdent sans détours à la vérité première et bouleversante de la musique.